Publié par L'ivresse littéraire 14 mai 2020
POUR LA BEAUTÉ DU GESTE DE MARIE MAHER : LE POIDS DE L'ENFANCE

Paru en mars 2020 chez Alma Editeur
128 pages
"Voici un premier roman passé totalement inaperçu, la faute au confinement, aux gros titres du premier trimestre ? Je ne saurais le dire mais il est fort dommage de ne pas avoir vu plus ce roman de Marie Maher et j'espère au moins vous convaincre de vous pencher dessus.
Elle a pris la voiture. Elle qui rêvait de ces trains qui ne s’arrêtent pas. Ces trains qui lui promettaient une autre vie.
Elle a pris la voiture pour retourner sur ce lieu. Celui de l’enfance. Celui que l’on préférerait parfois oublier. Enterrer. Enterrer c’est ce qu’elle a fait. Par deux fois. La première, sa mère, son pilier. La seconde. Le père. Pas dans le bon ordre. C’aurait dû être l’inverse. Pa. Parce qu’elle n’a jamais pu prononcer la deuxième syllabe. Trop. Comme les mots. Abrutie. Bordel. Fous l’camp. Ramasse. Occupe-toi en. T’es pas une lumière. Pas une flèche. Les mots qui marquent, qui tirent le ventre. Les maux dont jamais on ne se défait. Ceux pour lesquels on crée un rempart. En imaginant un autre monde. Là sur la nappe en toile cirée.
Elle est là devant le trou. Cachée derrière ses lunettes de soleil. Qui masquent les non-larmes. Elle est là et elle aimerait que ça se termine vite. Elle pense à sa mère, qui va devoir désormais lui faire un peu de place dans ce trou. Elle pense à lui. Peut-il remonter de son trou ? Revenir à la vie ? Est-ce bien assez profond ?
“ Je suis toujours une locomotive lancée à grande vitesse qui traverse une petite ville désertée mais qui ne s'arrête pas, avec au-dessus de la tête une maison démodée dont personne ne voudra et dans le bas du dos, un passage à niveau démoli, remplacé par un souterrain qui sent la pisse. Mon autoportrait. ”
Elle a pris la voiture. Pour retourner dans cette maison de l’enfance. Au pied de la voie ferrée. Elle doit tout vider. Mettre en vente. Se débarrasser des objets et des souvenirs. Elle n’y était jamais retournée depuis l’accident du père. Depuis que l’affaire avait été classée. Elle s’y retrouve seule. Avec tout ce qui saute à la gueule. La voix du père, le manteau en loup de la mère. Les tâches de cafés qui s’animent. La chambre. Le sous-sol. Les herbes hautes. Les trains qui passent. Les trains qui passent. Les trains qui passent. Et ne s’arrêtent guère.
Faire vite. Tout nettoyer, tout vider. Les pièces, les armoires, la tête. Tenir debout, se le prouver. Clore l’histoire. L’enfance. L’accident. Faire ça seule. Sans l’amoureux. Enfin seule... sous le regard bienveillant du grand chien gris aperçu, recueilli. Un grand chien gris aux cicatrices. Comme elle.
“ Tu croyais quoi ? Que j'avais oublié ? Oublié que le soir, quand tu me faisais l'honneur de me faire manger à table, tu crachais dans mon assiette, tu essuyais la bave qui continuait de couleur à la commissure de tes lèvres, la bave qui traçait une ligne brillante que tu effaçais avec le revers de ta manche. Tout ça pour ne pas que je mange trop. ”
Pour la beauté du geste... Pour la beauté de ce livre. Pour tout ce qu’il a provoqué en moi, parce que parfois les romans vous bousculent, vous sont si proches qu’il est difficile d’en trouver les mots. Parce que vous y voyez, interprétez des signes, des communs... Vous voyez les cicatrices, aux mêmes endroits.
Pour la beauté du geste et des silences qui portent un poids, lourd, celui de l’enfance. Des silences aussi importants que les mots. Qui sortent trop forts, trop durs, trop bruts, trop méprisants. Les mots absents face à la maltraitance. Mots-silences qui murmurent en-dedans puis en dehors. Des phrases resserrées. Comme les sentiments. Des phrases qui claquent, belles et graves. Au cœur des émotions. Sans tomber dans la facilité. Avec une grâce et une beauté qui contrastent avec la violence d’un vécu. Beauté rugueuse, cruelle. Une beauté qui écorche. Comme elle m’a écorchée le cœur Marie Maher avec ce premier roman surprenant, douloureux et envoûtant.
Une superbe découverte et une auteure à suivre de près.
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