La pluie incessante a déjà formé de grosses flaques sur le sol de la cour, aux endroits où le béton est creusé. Les jours de pluie il se dégage toujours une odeur de pourriture et de suie. Les vestiges d'un wc à la turque laissent apparaître un trou duquel remontent des effluves malodorantes insupportables les jours de pluie ou de grosse chaleur.
Le grand-père pose la chaise au milieu de la cour, va chercher un parapluie pour s'abriter et un morceau de corde dans la remise où s'accumulent des tonnes de charbon. Il assied Marlow sur la chaise et lui attache les mains au dossier, les chevilles aux pieds de la chaise. Il la dispose toujours face à l'entrée de la remise. Le grand-père y accumule le charbon dont il aura besoin pour un hiver entier, parfois deux. Depuis quelques jours, un nouvel arrivant a fait son apparition dans la remise. Un corbeau. Un corbeau que le grand-père avait récupéré dans un jardin parce qu'il s'était blessé à une patte et qu'il a enfermé dans une minuscule cage à canari. Il a la tête qui touche le haut de la grille et ne peut pas du tout bouger à l'intérieur. Ligotée sur sa chaise, Marlow le regarde un peu comme un compagnon de cellule. Il lui fait beaucoup de peine. Elle se dit que sa situation à lui est pire encore que la sienne, même s'il est à l'abri de la pluie. Dans l'obscurité de la remise mais à l'abri de la pluie. Alors elle s'est jurée de le libérer. Elle n'a pas beaucoup de temps, elle le sait, l'animal ne va pas survivre très longtemps dans ces conditions. Il ne peut pas se retourner dans la cage, il gardera pour toujours la position dans laquelle l'a enfermé le grand-père. Seule la tête peut bouger d'un quart de tour. Elle va réfléchir.
Paris. Low ouvre les fenêtres de la cuisine et regarde le soleil s'écrouler sur Beaubourg.
La lumière est douce mais ténue. Comme un polaroïd sur lequel les couleurs se fondent, s'adoucissent mais ne ternissent pas.
Tout est calme. Low est bien. C'est possible, peut-être.
Mais tu l'aimes ton fils, ça crève les yeux. Il a huit ans et tu lui fais encore ses lacets, tu lui fais du gratin et tu lui caresses la tête, tu lui achètes des guirlandes de Noël bleues alors qu'on en a des kilos de toutes les autres couleurs, tu lui laisses notre chambre quand il vient à l'appartement, enfin non, il nous prête la sienne quand il s'en va, tu l'emmènes en vacances, parce que c'est normal que les enfants partent en vacances, tu vas le chercher à l'école, tu ne le laisses jamais manger seul, tu laves ses pommes pour son quatre heures, tu l'emmènes jouer au parc, chaque soir tu lui racontes une histoire, il ne fout jamais rien, tu ne le mets même pas dehors quand il pleut et maintenant tu vas renoncer ? (...) Tu vas faire ça pour nous ?
Si tu fais ça pour nous, alors, tu fais un peu ça pour moi. Moi, Low. Low pour toi. Je n'ai jamais été une autre. Il n'y aura que moi ? Que Low ? Il va y avoir des pleurs, des cris aussi, peut-être. Il va ya avoir des nuits sans sommeil, dans les larmes et des plus envie de rien.
A cause de moi. Non. Pour moi. Tu me feras du gratin et tu m'emmèneras en vacances. Tu m'achèteras des guirlandes de toutes les couleurs et tu me caresseras la tête. On ira se promener dans le parc, ma main dans la tienne. Je ne serai plus seule. Je ne connais pas. Je ne sais si je saurai.
Il a été décidé à la naissance de Marlow qu'elle passerait en alternance une semaine chez l'une de ses grand-mères, une semaine chez l'autre. Marlow est très demandée. Pour elle, il y a sa grand-mère et "l'autre".
Jeannnette est "l'autre". La mère de son père. Et "l'autre" est deux. Il y a le grand-père. Minouche n'a jamais été "l'autre". Le grand-père sent la pomme et le mauvais vin. Marlow n'aime pas les semaines chez "l'autre". Marlow n'aime pas les pommes. Marlow n'a jamais aimé les pommes. Midi. Pile. A table. Tournez manège. Coquillettes ou pommes de terres. Pommes de terre ou coquillettes. En gratin. Pas parler. Pain. Pommes. Tournez manège. Pas parler, on mange. Seul le bruit des fourchettes, entrecoupé par celui des claquements de langue de satisfaction du grand-père quand il repose son verre de vin. "Encore un qu'les boches y zauront pas !". Marlow n'a pas faim. Marlow n'a jamais faim quand elle est chez "l'autre". Mais elle sait ce que ça va lui coûter de ne pas manger, alors elle se retient de respirer pour avaler les pommes de terre sautées dont l'odeur de friture lui lève le coeur. Elle sait qu'après, il y a encore la pomme.
Ces gestes sont autant de griffures sur mon corps. Une main délicatement passée dans les cheveux. Ces gestes comme une déchirure. Un sourire à la fois tendre et complice. Ces gestes comme un couteau tourné et retourné à l'intérieur de mon ventre jusqu'à ce que le sang jaillisse de ma bouche. Que je m'en remplisse jusqu'à en vomir. Que je me remplisse de toute cette douceur que tu lui donnes. Que je la transforme en boue et que je vous la lance à la gueule. Il a quel âge ? 8 ans ? Et tu penses que c'est un âge pour recevoir de la tendresse ? Je savais que ça arriverait un jour. Mais pourquoi tu me fais ça ? Il est si jeune, il n'en a pas besoin. Et son regard planté dans le tien, avec cet amour qui te trouble la vue, qui me trouble la vue, qui fait tout basculer, qui fait tout vaciller. Cet amour qui me donne mal au cœur. Reviens. Reviens, je t'en supplie. Je n'aime pas ton regard, je n'aime pas ton sourire. Je te trouve laid. Ça n'est pas toi, on t'a enlevé. Reviens. Et toi, sale môme, fous le camp ! Remballe ton sourire de merde et fous le camp ! Avec ton demi-sourire d'hypocrite. Tu crois que j'y crois, moi, aux sourires des enfants ? Je n'aime pas les guirlandes. Je n'aime pas le bleu. Je n'aime pas les guirlandes bleues. Je n'aime pas le gratin.
Allez, fous le dehors, il pleut même pas !
Quand Marlow a une dizaine d’années, son père fait semblant de cracher dans son assiette pour ne pas qu'elle mange trop. Est-ce qu'il fait semblant ? Peu importe. Il lui dit souvent qu'elle va " finir " bonne sœur parce qu'elle ne pourra jamais plaire à aucun homme. Il faut se rendre à l'évidence, elle est trop laide. Visiblement, à lui, elle ne lui plait pas.
Bonne sœur, après tout, pourquoi pas. Ce qui est présenté comme une menace ne l’effraie pas beaucoup plus que tout ce qu'elle peut imaginer que la vie lui réserve. Il y a même dans cette destination quelque chose qui l’attire, la rassure. La solitude, peut-être. Ce choix irrémédiable d’être coupée du monde la tente. Bonne sœur, c'est forcément de l'autre côté du panneau avec la barre rouge qui raye le nom de la ville.
Marlow en connaît une, une bonne soeur. Soeur Thérèse. Elle donne des cours de catéchisme tous les mercredis. Marlow n'aime pas le catéchisme, elle n'est jamais d'accord avec ce qu'on veut lui faire entendre, mais elle aime bien soeur Thérèse. Elle a de la tendresse pour elle, à moins que ça ne soit de la pitié. Soeur Thérèse lui fait de la peine, elle ne sait pas pourquoi. Peut-être parce qu'elle est laide elle aussi. Son père a raison, il sait repérer les talents de chacun. Marlow pourra être bonne soeur.
Low court, elle ne sait pas marcher. De derniers métros en milliers de choses à faire, Low s'est fabriqué une vie sans intervalles, Low ne veut pas reprendre son souffle. Une vie qui au fil du temps est devenue de plus en plus douce, de plus en plus généreuse, une vie qu'elle n'aurait jamais osé espérer, Marlow prenait trop de place.
Marlow a toujours la nausée. Marlow avec ses bleus à l'âme et sur le corps, à l'âme surtout, Marlow qui traverse les jours de pluie en serrant les poings pour ne pas hurler. Il ne faut pas qu'on l'entende. Chut Marlow, tu es la reine du silence.
Lui, il a croisé la route de Low. Ça a été violent, soudain comme un accident, il a trouvé les mots, elle a eu de la peine à le croire, Marlow lui chuchotait que ça ne serait pas possible, tout ce bonheur. En vrac.
Marlow est née en terre étrangère, elle ne sera jamais des leurs, elle partira de chez eux, elle ira de l'autre côté du panneau avec la barre rouge qui raye le nom de la ville. Autre chose existe peut-être. Mais avant, il faudra grandir. Essayer.
Low regarde la lumière du matin glisser sur les vitres de la cuisine. Paris s'étale sous ses yeux.
Marlow avait tort, l'amour a redessiné les plans, tout est calme, Low est bien.
Le bonheur ne promet rien d'autre que d'être là pour l'instant. C'est possible, peut-être.