Ouvrir les yeux. Non, elle ne veut pas voir. Pas sentir l'eau qui glisse entre ses pieds nus.. Des centaines de petits morceaux de verre éparpillés sur le sol. Ne pas bouger pour ne pas se blesser, ne pas rajouter du sang à l'eau. Et ne pas poser les yeux sur lui, il doit être là, au beau milieu des débris de verre. Une tache orange sur le plancher marron. Une tache orange qui doit encore bouger, se tordre et lutter pour tenir. Il faudrait qu'elle essaie, qu'elle se baisse et qu'elle le ramasse. Elle ne peut pas. La main reste collée sur la joue.Elle se déteste. Elle ne peut sauver personne. Elle aimerait tant arriver à faire le geste, à tendre le bras et rendre la vie à la tache. Elle sait qu'il est encore possible de le faire, elle l'aurait au moins fait une fois.La tache doit encore bouger. Elle ne peut pas. La boule a envahi l'intégralité de son corps, des larmes tombent sur le sol et se mêlent à l'eau du bocal. Elle ne peut pas.
Il prend le boulevard Ornano et, comme tous les vendredis, se dirige vers la rue du Poteau. Son pas est léger mais rapide. Il se sent presque bien. On ne peut jamais savoir quelles paires de pieds passeront, on peut juste l'espérer. Il réalise qu'il ne l'avait pas fait depuis des années .Espérer.
Aujourd'hui, il ne se mettra pas devant le Monoprix, il s'installera un peu avnt, devant l'Humeur vagabonde. Angèle adorait cette librairie, elle pouvait y passer des heures. Il y amoinbs de monde mais plus de dégagement. Il pose son gobelet par terre et s'adosse au bâtiment haussmanien. Il n'a pas envie de s'asseoir sur le trottoir, d'avoir les yeux à hauteur des mollets. Il restera debout, les mains dans les poches mais les yeux rivés au sol. Il sait que la manche risque d'être mauvaise. Il ne faut pas changer les habitudes.
Moi aussi j'adore la place de la Bastille. On va en faire le tour. Une fois. Tourner autour de la place de la Bastille, comme sur un manège. Regarde comme elle est belle, maman. Décolle un peu tes yeux de la vitre. Dis bonjour au génie. Arsenal. Opéra. Bofinger. Tu aimes quand je t'emmène dîner chez Bofinger. Tu prends toujours des huitres. Allez, on tourne encore. Arsenal. Opéra. Bofinger. Il n'y a pas de pompon maman, tu peux baisser ta main. Pourquoi tu m'as fait ça. Arsenal. Opéra. Bofinger. Pourquoi maintenant. Pourquoi déjà. Pourquoi juste après avoir été libérée. Parce qu'on a été libérées, maman, tu te souviens ? Il ne reviendra plus. On aurait pu mettre de la musique, rire et discuter jusque tard dans la nuit. On aurait pu aller à la mer et manger des Pépitos sur le port. Arsenal. Opéra. Bofinger. Arsenal. Opéra. Bofinger. On ne serait pas rentrées à la maison à 19 heures. Tu n'aurais pas préparé à manger en ayant peur que ça ne soit pas prêt à temps. Et peur de le payer cher. On n'aurait pas regardé les infos hurlantes sur TF1 mais on serait allées danser dans le village d'à côté. On pouvait maintenant. Il n'est plus là. Arsenal. Opéra. Bofinger. J'aurais pu t'emmener dîner dans de beaux restaurants, t'offrir des fleurs et te dire que tu es belle. Que la vie peut être douce. Que quitter Château-La-Bienfaisance te fera du bien. Je t'aurais aidée à en partir et à trouver ailleurs ce qu'il ne t'a jamais été donné ici. On aurait voyagé. J'ai tant attendu, maman. Tant attendu la vie sans lui. La vie sans les tu es bonne à rien. La vie sans le barbelé tendu d'un coin de la bouche à l'autre. Le barbelé qui ne laisse passer que les mots qui écorchent, qui font mal, qui font gonfler les boules qu'on a dans le ventre. Toutes les deux. J'ai tant attendu, maman, pour te connaître. Pour qu'on se rencontre. Enfin. Avec lui, on ne pouvait pas. Tu avais à peine le droit de me regarder. Tu es libérée maintenant, maman. Remise de peine. Tu ne peux pas retourner en prison tout de suite. Sauter d'une prison à l'autre. C'est pas juste.
Sa mère perd la boule. La sienne a grossi et pris possession de l'intégralité de son corps.
Elle peut encore à peine bouger les doigts. Ça ne fera pas machine arrière. Le processus est enclenché. Ça ne peut que se dégrader. Au mieux, être momentanément stabilisé. Le docteur Boudouresque a été formel. Il a dit. Il a dit. Il a dit. Elle ne peut pas prononcer le nom. Pourtant un nom a été posé sur les bonjour madame. Le nom des vous vous appelez comment. Le docteur Boudouresque a dit. Elle n'arrivera pas à faire sortir le nom de sa bouche. Ce n'est pas grave. Elle le contournera. Elle dira, maman a toujours été un peu fantasque. En vieillissant, elle perd peut-être un peu la tête. Dans la tête de maman, ça va, ça vient, jusqu'au jour où ça ne reviendra plus. Le docteur Boudouresque a dit. Elle ne peut plus rester seule. Elle ne pourra plus rester seule très longtemps. Il va falloir trouver une solution. Léo est fille unique. Fille unique n'est pas une solution. Il faudra la surveiller. Il y aura une détérioration progressive et définitive des cellules nerveuses. Elle aura aussi des moments de pleine conscience. Au début. Vous avez dû le remarquer.
Le tintement de la pluie comme des centaines d'aiguilles qui tombent du ciel la berce avec une douce violence, l'entraîne dans un mouvement de va-et-vient qui tantôt la caresse, tantôt l'effraie. Des flots par lesquels elle se laisse chahuter, des flots qui menacent de l'échouer sur l'une ou l'autre rive. La pluie qui a décidé de tomber pour toujours. Pourquoi tu me vouvoies maman ? Elle ne peut pas détacher son attention des sons que produit la pluie sur le métal, des cliquetis qui perforent le calme de l'après-midi. Pas madame maman, c'est Léo, ta fille. Oui, Léo. Elle ferme les yeux et essaie de distinguer le plus infime changement de rythme ou d'intensité. Un concert de pluie. Maman, non, ce n'est pas Noël. Tu te trompes, ça n'est pas grave, Noël viendra. Elle n'a jamais entendu la pluie comme aujourd'hui, une pluie symphonique. Pas une pluie qui laboure la terre et la cloue dans la maison de ses grand-parents. Une pluie qui lessive le paysage, mettra des heures à sécher et à rendre les chemins de nouveau praticables. Une pluie qui laisse toujours des traces indélébiles en forme de vagues sur le bord des chaussures, juste au-dessus de la semelle. Elle ne l'avait jamais regardée autrement. Je te l'ai déjà dit hier, maman. Si. Pas madame, c'est Léo, ta fille. La pluie, c'était la boue dans laquelle tu t'enfonçais et qui collait aux chaussures, c'était l'eau qui s'accumulait dans les trous du sol de la cour, qui stagnait pendant plusieurs jours et dégageait une odeur de pourriture. Mais pas ici. Ici, c'est chez elle. La pluie, c'est de l'eau claire et de la musique.
Mais pas madame maman, s'il te plait. Pas madame. C'est moi Léo, Léo, ta fille.
Marin, 52 ans. Nom, il a oublié, il n'en n'a plus besoin. De temps en temps il sort sa carte d'identité périmée depuis cinq ans et relit le nom inscrit dessus, ça lui revient. Stark. Il ne sait pas d'où ça vient. Il est de la DASS. Il a été adopté tard, à l'âge de huit ans, par une famille aimante qui lui a apporté tout ce dont apparemment il avait besoin. A l'adoption, ils ont décidé de lui laisser porter le nom qu'avait laissé sa mère qui l'a confié à l'âge de trois mois à la DASS. Ils se sont dit qu'il aurait au moins ça qui lui appartiendrait. Un héritage. Stark. En allemand ça veut dire fort. Il s'est toujours dit qu'avec un nom pareil, il se sortirait de toutes les situations. Apparemment, pas toutes. Doublé du prénom Marin, sa mère ne s'est pas moquée de lui. Elle lui avait donné toutes les armes pour lutter contre les vents contraires. Elle devait sacrément l'aimer.
Léo est maintenant complètement dans le noir, seuls les réverbères de la rue font entrer dans l'appartement une lumière blanche et dessinent sur les murs de grandes arabesques. Elle trouve qu'à la tombée de la nuit, son appartement a encore gagné en majesté. Allô maman, si, si tu m'as appelée, tu m'as même laissé un message. Je t'assure. Ça n'est pas grave mais le numéro a changé. J'ai déménagé. Je suis sur le portable, je te donne le nouveau numéro demain. Oui, j'ai déménagé. Je te rappelle demain. Tu me vouvoies maintenant ? Tu déconnes ? Bon allez, bisous.